Quand Jeanne d’Arc aurait pu protéger les Boers

Le 31 mai 1902, la signature du traité de Vereeniging vient mettre un terme à la seconde guerre des Boers. L’information est particulièrement commentée en Bretagne où, durant plus de deux ans, les lecteurs s’habituent à suivre les errances de ce conflit qui embrase la pointe sud de l’Afrique. Ainsi, lorsque la dépêche britannique officialisant la paix arrive sur les bureaux des rédactions, on « n’ose pas porter créance » à la nouvelle1. Mais une fois la surprise passée, la presse conservatrice bretonne prend le temps d’analyser finement les conséquences géopolitiques du traité, tout en dénonçant l’inaction du gouvernement français qu’elle méprise profondément.

Gallica / Bibliothèque nationale de France: département Cartes et plans, GE C-2864.

Dans les heures qui suivent l’officialisation de la paix, les journaux de la péninsule armoricaine sont littéralement pris au dépourvu. Faute de mieux, ils doivent se contenter de rapporter les échos qui viennent de Londres, où l’on rappelle que la guerre a été menée seulement dans le but « d’assurer la liberté, l’égalité et la fraternité en Afrique du Sud » 2. Le communiqué officiel du Foreign Office n’en reste pas moins accueilli avec beaucoup d’ironie par les Bretons qui ont été sensibilisés, depuis plusieurs mois, aux multiples « infamie[s] anglaise[s] »3. Et pour cause, durant le conflit, les journalistes s’étaient régulièrement offusqués contre les méthodes militaires utilisées par les Britanniques, notamment à l’égard des civils. Dès lors, une grande partie de l’opinion publique s’était naturellement rangée du côté des Boers.

Dans les colonnes de L’Ouest-Eclair, Emmanuel Desgrées du Lou résume parfaitement cet état d’esprit en assurant que « l’imagination populaire, tout échauffée par le récit de leurs exploits, s’était peu à peu accoutumée à les considérer comme des héros de légendes pour lesquels l’impossible n’existait pas »4. Selon lui, il s’en est même fallu de peu pour que les Boers puissent, comme les Français quelques siècles plus tôt, chasser de son « sol national jusqu’au dernier Anglais » 5. Il est vrai que la perfide Albion est un ennemi presque naturel en France, et peut-être même encore plus en Bretagne où les questions maritimes rendent la situation encore plus sensible.

Pour l’éditorialiste, il leur a manqué une « Jeanne d’Arc » qui aurait pu être incarnée par la France. Il regrette en effet l’inaction de Paris qui, au même titre que les autres puissances européennes, n’a pas souhaité « se mettre sur les bras une guerre périlleuse avec la première puissance maritime du globe » 6. Or, si Emmanuel Desgrées du Lou concède volontiers qu’une intervention frontale était impossible, il déplore néanmoins l’échec, dix ans plus tôt, de « l’intelligente et prévoyante diplomatie » de Gabriel Hanotaux qui étudia la possibilité de signer un accord franco-allemand afin d’empêcher l’hégémonie britannique sur l’Afrique7. Pour l’éditorialiste, le responsable de cet échec n’est autre que « l’insuffisant » ministre des Affaires étrangères, Théophile Delcassé, qui aurait lâchement abandonné toute ambition coloniale face aux Britanniques.

Carte postale anti-britannique. Collection particulière.

A travers ces accusations, Emmanuel Desgrées du Lou condamne en réalité la politique – empreinte de « conceptions maçonniques » – qui est menée par les républicains depuis plusieurs années. Sa vision est très largement partagée par ses homologues de la presse conservatrice. Tous accusent à l’unisson le gouvernement qui ne songerait « qu’à opprimer, à voler encore, à trahir toujours » les Français8. Ainsi, comme lors de la crise de Fachoda, le traitement médiatique da guerre des Boers n’est qu’une façon détournée de condamner l’anticléricalisme des dirigeants républicains. Sans eux, la France aurait pu se muer en Jeanne d’Arc afin de défendre les Boers de l’oppression britannique, tout en réaffirmant le poids géopolitique qui devrait être le sien.

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

1 « Angleterre et Transvaal », L’Ouest-Eclair, 4 juin 1902, p. 2.

2 Ibid.

3 « Le guerre du Transvaal », L’Ouest-Eclair, 18 mars 1902, p. 1.

4 DESGREES DU LOU, Emmanuel, « Le triomphe de l’Angleterre », L’Ouest-Eclair, 6 juin 1902, p. 1.

5 Ibid.

6 Ibid.

7 Sur ce point voit, par exemple, Grupp, Peter, « Gabriel Hanotaux. Le personnage et ses idées sur l’expansion coloniale », Outre-Mers. Revue d’histoire, n°273, 1971, p. 383-406.

8 « La paix au Transvaal », La Croix, 8 juin 1902, p. 4.